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Quand « l’épuration » se combine à la « fondation » et à la « restauration » toponymiques
Par Frédéric Giraut, Université de Genève
Pour certains nouveaux régimes africains issus des Indépendances, il y eut un impératif toponymique à se débarrasser du nom colonial hérité. Ceci faisant partie du programme politique de construction de l’Etat dans une perspective postcoloniale. L’opération fut double en fait, puisqu’il s’agissait également de se doter d’un nouveau nom dans le cadre de l’affirmation politique d’un nouvel Etat-Nation (Mbembe 2001 ; Pourtier 1983). Cette pratique s’est prolongée en direction des villes et notamment des villes capitales par des entreprises de renomination des voies avec substitutions d’odonymes conformes aux référentiels postcoloniaux (Bigon 2016 ; Giraut & Antheaume 2012 ; Stolz & Warnke 2016).
Nouveaux noms d’Etats africains postcoloniaux, les principaux cas:
Gold Coast > Ghana
Oubangui-Chari > République centrafricaine
Soudan Français > Mali
North Rhodesia > Zambia
Dahomey > Bénin
Congo Belge > Rép. du Congo (Congo-Léopoldville) > Zaïre
Haute-Volta > Burkina Faso
South Rhodesia > Zimbabwe
Il est possible de revenir sur les principales expériences (voir sélection ci-dessus) de renomination de pays en appliquant la grille de lecture de la production néotoponymqiue que nous avons proposée par ailleurs (Giraut & Houssay-Holzschuch 2016). En l’occurence, le contexte géopolitique s’apparente à celui que nous qualifions de « révolution » au sens de mise en place d’un ordre politique radicalement nouveau, tandis que les technologies toponymiques mobilisées en combinaison relèvent alors de « l’épuration » avec l’effacement d’appellations héritées et indésirables, mais aussi de la « fondation » avec l’affirmation de références censées symboliser des valeurs fondatrices pour le nouveau régime, et de la « restauration » avec la résurgence de références antérieures à la colonisation et/ou authentiquement africaines et également niées.
La pratique de l’épuration fut donc commune aux différents régimes qui effacèrent l’appellation de la Colonie dont le nouvel Etat était issu. Ces noms coloniaux d’origine externe rappelaient le vocabulaire, la langue et les repères géographiques européens (Soudan Français, Congo Belge, Haute-Volta), voire la genèse de la colonisation de peuplement et notamment son promoteur anglais en Afrique australe (South Rhodesia, North Rhodesia nommées d’après Cecil Rhodes), ou pire les références à la première colonisation, celle du commerce triangulaire avec le drainage des richesses à partir des comptoirs côtiers (Gold Coast) et celle de la traite esclavagiste avec ses relais proprement africains parmi les royaumes du continent (Dahomey, Kongo).
La motivation dans le changement de nom doit aussi être recherchée dans la valeur de celui dont on se dote (Alderman 2008 ; Giraut & Houssay-Holzschulch 2008; Rose-Redwood et alii 2010). Celui-ci est une ressource symbolique et politique dans le processus de construction de l’Etat indépendant et pouvait également contribuer simultanément au mouvement panafricaniste. Que le projet soit purement nationaliste ou comprenne une dimension panafricaniste, la recherche s’effectua du côté des noms de prestigieuses formations politiques précoloniales, mais celles-ci se devaient de ne pas être compromises dans la traite esclavagiste et ne pas représenter ou désigner un groupe spécifique au sein de la nouvelle nation. Cette recherche relevant de la « restauration » du prestige et de la valeur des formations politiques précoloniales les plus vertueuses, mais aussi de la « fondation » de régimes qui se voulaient à la fois en rupture avec l’ordre colonial et dans une certaine continuité avec l’esprit des empires et royaumes intégrateurs à un niveau supérieur au sein du continent.
A la recherche du bon royaume
Ainsi le Royaume Ashanti bien que s’étant opposé glorieusement à la colonisation britannique ne pouvait servir de référence au nouvel Etat indépendant issu de la colonie de la Gold Coast dont le leader Charismatique, Kwame N’Krumah, était de plus un ressortissant. En effet ce groupe linguistique était le plus nombreux au sein de l’ensemble formé par la Colonie de la Gold Coast où nombre d’autres groupes linguistiques ont eu à souffrir historiquement de l’expansionnisme ashanti. Dans ce cas, il a fallu aller chercher dans des références antérieures et extérieures et ressusciter l’ancien royaume sahélien du Ghana. Ceci étant en fait compatible avec la perspective panafricaniste dans laquelle se positionnait le leader du nouveau Ghana.
Le Mali, autre formation politique prestigieuse précoloniale du Sahel, fut utilisé pour renommer au moment de l’Indépendance le Soudan Français qui correspondait cette fois au cœur géographique de l’ancien empire, mais ceci se fit pour désigner initialement une large confédération issue du regroupement de plusieurs colonies de l’Afrique Occidentale Française, ce qui n’aboutit pas, laissant le nom choisi au seul Soudan français.
Un régime post colonial en l’occurrence issu d’un premier coup d’Etat, celui de Mathieu Kékékou au Dahomey, réalisa un changement de nom en ayant recours comme pour le Ghana, à une dénomination relative à une formation politique développée hors du territoire du pays, il s’agit pour le Dahomey en 1975 de l’appellation Bénin. Appellation prestigieuse et non entachée d’une collaboration coloniale dans la traite mais renvoyant à un territoire dont le cœur se situait dans l’actuel Nigeria. Ainsi un des Etats fédérés du Nigeria s’appelle également Benin, de même que l’Université nationale du Togo voisin qui a eu recours à la même référence.
Le cas de la Rhodésie du Sud devenue le Zimbabwe (Republic of Zimbabwe) en 1980 au moment de son Indépendance s’apparente également à ce type de référence, il s’agit là du nom de la capitale historique de l’ancien royaume du Monomotapa ; la capitale, dont subsistent des ruines, se situant sur le territoire actuel du Zimbabwe alors que le royaume se déployait au delà.
Fonder un ordre neuf inspiré de la tradition et de l’africanité
On peut également mentionner la Colonie de l’Oubangui-Chari devenue la République Centrafricaine dans un projet relevant du seul founding de positionnement continental, et les protectorats explicitement ethniques du Bechuanaland, du Basutoland et du Nyassaland devenus respectivement le Botswana, le Lesotho et le Malawi dans une perspective exclusivement de restoring.
Le cas du Zaïre est différent, il s’agissait d’une part de se doter d’un nom qui permettait de se distinguer de celui du pays voisin, également République du Congo dite Congo-Brazzaville, et d’autre part, de se doter d’un nom « authentique ». Ceci dans le cadre d’une politique dite justement « d’authenticité » qui renvoyait à des pratiques de restauration en imposant un retour à une pseudo tradition onomastique africaine. L’authenticité du nom Zaïre était d’ailleurs toute discutable puisqu’il s’agit d’une vague transcription portugaise d’un mot africain, Nzadi signifiant « fleuve », de même que son instrumentalisation dans le cadre d’une politique onomastique totalitaire et au profit d’un régime par ailleurs très tourné vers l’extraversion couplée à la prévarication.
Enfin, le Burkina Faso, rebaptisé ainsi en 1984, représente un autre cas de figure assez singulier qui relève pleinement de ce que nous appelons le « founding » destiné à affirmer des valeurs fondatrices d’un nouvel ordre (le régime était issu d’un coup d’Etat et se voulait affranchi de toute tutelle néocoloniale). En effet, en se débarrassant d’un nom en Français désignant une simple sous-partie d’un bassin versant plus large, le nouveau pouvoir se dotait là d’une véritable devise signifiant littéralement « la terre de l’intégrité » souvent présenté comme « le pays des hommes intègres » en rupture avec la corruption dénoncée, déclinée avec les mots empruntés à deux langues, le Moré et le Dioula, dont la seconde est une langue véhiculaire, cet assemblage rappelant aussi le creuset que pouvait représenter la nation.
La néotoponymie massive qui a caractérisé dans la deuxième moitié du vingtième siècle la création des Etats africains postcoloniaux issus des indépendances s’interprète donc à la fois comme un rejet et une épuration d’appellations européennes ou africaines mais imposées dans le cadre d’un ordre externe appelé à changer radicalement, et comme l’affirmation d’un nouvel ordre basé sur une certaine tradition précoloniale vertueuse à laquelle renvoie certaines appellations sélectionnées ou construites.
Références :
Alderman, D. 2008. « Place, naming, and the interpretation of cultural landscapes. » In The Ashgate Research Companion to Heritage and Identity, eds. B. Graham & P. Howard, 195-213. Aldershot: Ashgate Press.
Bigon, L. (ed.) 2016. Place names in Africa. Springer. Colonial Urban Legacies, Entangled Histories. Springer
Berg, L. D. & J. Vuolteenaho. 2009. Critical Toponymies: The Contested Politics of Place Naming. Aldershot Ashgate
Giraut, F. & B. Antheaume. 2012. « Toponymy of power, power of toponymy? Colonial and contemporary Togolese place renaming« . In 5thTrend in Toponymy conference. Bern (Switzerland).
Giraut, F. & M. Houssay-Holzschuch. 2008. « Néotoponymie : formes et enjeux de la dénomination des territoires émergents ». L’Espace politique, 5-12.
Giraut, F. & M. Houssay-Holzschuch. 2016. « Place Naming as Dispositif: Toward a Theoretical Framework ». Geopolitics, 21, 1-21.
Mbembe A. 2001, On the Postcolony. University of California Press
Pourtier, R. 1983. « Nommer l’espace. Émergence de l’État territorial en Afrique noire ». L’Espace géographique, 12, 293-304.
Rose-Redwood, R., D. Alderman & M. Azaryahu, 2010, « Geographies of toponymic inscription: new directions in critical place-name studies ». Progress in Human Geography, 34, 453-470.
Stolz, T. & I. H. Warnke. 2016. « When places change their names and when they do not. Selected aspects of colonial and postcolonial toponymy in former French and Spanish colonies in West Africa – the cases of Saint Louis (Senegal) and the Western Sahara ».International Journal of the Sociology of Language, 29-56.
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