Fabula
Le nom propre en poésie
Journée d’étude
Université de Lille, le 6 avril 2018
Au livre IX de sa Poétique, Aristote distingue la poésie de l’histoire par son usage particulier des noms propres. S’il est vrai qu’il désigne sous le nom de « poésie » ce que nous appelons aujourd’hui « fiction », il n’en demeure pas moins que le plus ancien ouvrage de théorie littéraire n’a rien de plus pressé, quand il s’interroge sur la spécificité de la poésie, que de poser la question de son traitement des noms propres. Du reste, à en croire Saussure, qui y consacra l’essentiel de son énergie, soit dix mille pages manuscrites sur les douze mille qu’il nous a léguées, l’inscription de noms propres, disséminés sous forme d’anagrammes, serait une pratique immémoriale, aussi ancienne que la poésie occidentale elle-même, remontant aux chants homériques et, au-delà, à « la vieille poésie indo-européenne »[i]. Quoi qu’il en soit, les travaux de Saussure, qui portent sur le très archaïque vers saturnien, et qui n’ont cessé d’être commentés depuis leur révélation par Starobinski[ii] il y a près de cinquante ans, semblent avoir orienté dans deux directions la recherche sur les noms propres en poésie : d’un côté la linguistique textuelle, d’obédience structuraliste, s’attache à analyser la réfraction des signifiants onomastiques dans un poème donné, suivant une méthode dont le toujours remarquable ouvrage de François Rigolot, Poétique et onomastique[iii], donne le modèle[iv] ; d’un autre côté, les recherches les plus actives, en matière d’onomastique poétique, sont le fait des hellénistes[v] et surtout des latinistes[vi]. Cicéron s’en fût réjoui, qui dit son admiration pour les vers « illuminé[s] par de brillants noms géographiques »[vii].
Dans ce tableau des publications actuelles, la poésie française fait piètre figure qui semble intéresser, au mieux, les traducteurs[viii]. Et pourtant du roman arthurien en vers[ix] à Yves Bonnefoy, pour qui « en poésie il n’y a jamais que des noms propres », c’est-à-dire « mouvement de surgissement de l’être »[x], et qui en a donné un exemple paradigmatique avec Du mouvement et de l’immobilité de Douve(1953), les poètes français n’ont cessé de jouer des virtualités musicales, sémantiques et symboliques de l’onomastique. Chez les Marot père et fils, Scève, Baïf, Ronsard, toponymes (« géhenne de Gênes ») et anthroponymes font ainsi l’objet de remotivations expressives, à la faveur d’anagrammes (Marie/aimer) ou de paronomases (« Ma douce Helene/ma douce haleine »)[xi]. A toutes époques, l’épopée, la poésie de circonstances et la veine satirique à charge ont multiplié les noms propres, avec des effets divers. Au Grand Siècle, La Fontaine se délecte des consonances grecques – « Quoi que pût faire Artarpax, / Psicarpax, Méridarpax… » (« Le Combat des rats et des belettes ») – avant que les romantiques ne découvrent la force poétique des noms mystérieux, sur le modèle de « La blanche Oloossone à la blanche Camyre… » (Musset, « La Nuit de mai »), prélude à la poésie pure et aux raffinements parnassiens d’un Leconte de Lisle dont les Poèmes antiques bruissent de sonorités gréco-latines – Klytie et Thestylis, Thaliarque et Tyndaris… Les symbolistes et les décadents rêvent autant de Salomé ou Hérodiade que des noms d’artistes ou d’écrivains, particulièrement Mallarmé dans ses tombeaux – en hommage à Gautier, Poe, Baudelaire, Verlaine... Plus près de nous, Aragon – « Hilversum Kalundborg Brno l’univers crache/Des parasites dans Mozart […] » (« Petite suite sans fil », Le Crève-coeur) et Georges Perros[xii] ont à leur tour été sensibles à ce qu’on appelle communément la poésie des noms propres, leur puissance suggestive ou exotique. Bonnefoy lui-même a commenté dans tel vers de Baudelaire : « Rubens, fleuve d’oubli, jardin de la paresse » (« Les Phares ») ce « commencement si abrupt – un nom propre avec tout son sens, tout son poids »[xiii].
Si la recherche universitaire semble, ces dernières décennies, avoir délaissé la question de l’onomastique en poésie, c’est peut-être que le discours dominant, du côté de la linguistique, tient encore le nom propre pour un signe opaque, vide de sens. Aussi, pour se mettre à son écoute, importe-t-il de revenir, avec Paul Siblot[xiv] et l’école de Montpellier, à Bréal, qui tient pour une sémantique des noms propres, qu’il ne situe pas « en dehors de la langue »[xv] : en vertu de quoi le nom propre est un « désignateur souple » et non pas « rigide »[xvi]. Encore faut-il distinguer, en poésie, entre les noms réels – localités connues, héros de la mythologie… – et les noms forgés, sur le modèle de Douve ou de l’énigmatique Circeto – « Ce soir à Circeto des hautes glaces, grasse comme le poisson, et enluminée comme les dix mois de la nuit rouge, – (son cœur ambre et spunk) » (Rimbaud, « Dévotion », dans Illuminations) –, dont la valeur, comme l’a montré Christian Doumet[xvii], est irréductible à une incertaine érudition soucieuse d’en retrouver la source. Si les noms imaginaires s’offrent à la rêverie et s’insèrent idéalement dans le réseau phonétique du texte, les noms empiriques posent le problème de leur référent : à partir de là, les approches divergent, selon qu’on s’attache aux connotations culturelles d’un nom fameux[xviii] ou que le référent soit tenu, en bonne orthodoxie, comme un obstacle à la logique interne du poème : « Pour que le nom propre […] puisse se charger de signification, il faut que le référent s’estompe […] : le nom, tout à la recherche d’une motivation phonique, morphologique et sémantique, participe alors de la ‘‘littérarité’’ du texte »[xix]. Une nouvelle ramification du problème consiste dès lors à s’interroger sur le nom de l’auteur, tel qu’il s’inscrit (ou non) dans son poème[xx].
Cette journée d’étude a pour objectif de faire le point sur l’analyse des noms propres – noms de personnes et noms de lieux – en poésie. Les communications porteront exclusivement sur la littérature de langue française, du Moyen Âge à nos jours.
Les actes de cette journée paraîtront dans Etudes françaises, sous réserve des expertises d’usage.
Les propositions de communications sont à adresser pour le
15 octobre 2017 à
Yves Baudelle (yves.baudelle@univ-lille3.fr) et
Jérôme Hennebert (jerome.hennebert@univ-lille3.fr) sous la forme suivante :
un argumentaire d’une page maximum, présentant la teneur de la communication proposée ;
une bibliographie succincte de 4 ou 5 références sur le sujet traité ;
une brève biobibliographie de 4 à 5 lignes.
Comité scientifique
Jean-Michel ADAM (Université de Lausanne)
Michèle AQUIEN (Université de Paris Est-Créteil)
Jan BAETENS (Katholieke Universiteit Leuven)
Barbara BOHAC (Université de Lille)
Luc BONENFANT (Université du Québec à Montréal)
Mirna CANIVEZ-VELCIC (Université de Lille)
Isabelle CHOL (Université Blaise Pascal-Clermont 2)
Nathalie DAUVOIS (Université Paris 3 - Sorbonne Nouvelle)
Marc DOMINICY (Université Libre de Bruxelles)
Christian DOUMET (Université Paris-Sorbonne, IUF)
Georgiana LUNGU-BADEA (Université de l’Ouest - Timișoara)
Jessica WILKER (Université de Lille)
[i] Jean Starobinski, Les Mots sous les mots : les anagrammes de Ferdinand de Saussure, Gallimard, « Le Chemin », 1971, p. 27.
[ii] Ibid.
[iii] Poétique et onomastique : l’exemple de la Renaissance, Genève, Droz, 1977.
[iv] Voir par exemple Jean-Michel Adam et Ute Heidmann, « Entre recueil et intertextes : le poème. Autour de l’insertion de ‘‘Sonnet d’automne’’ dans Les Fleurs du mal de 1861 », in Michèle Monte et Joëlle Gardes Tamine (dir.), Linguistique et poésie : le poème et ses réseaux, Semen, n° 24, nov. 2007, p. 133-134.
[v] Cf. Christophe Cusset, « Onomastique et poétique en grec ancien », Lalies, n°27, 2007, p. 193-232.
[vi] Voir, entre autres, Joan Booth & Robert Maltby (éd.), What’s in a Name? The Significance of Proper Names in Classical Latin Literature, Swansea, The Classical Press of Wales, 2006 ; Daniel Vallat, Onomastique, culture et société dans les Épigrammes de Martial, Leuven, Peeters, « Latomus », 2008 ; Frédérique Biville & Daniel Vallat (dir.), Onomastique et intertextualité dans la littérature latine, Collection de la Maison de l’Orient méditerranéen ancien, vol. 41, Série philologique, 2009.
[vii] « Locorum splendidis nominibus illuminatus » (De oratore, 49, 163), à propos du vers : « Qua pontus Helles, supera Tmolum ac Tauricos ».
[viii] Voir Georgiana Lungu-Badea, « La traduction (im)propre du nom propre littéraire », Translationes, vol. 3, n°1, 2011, p. 65-79.
[ix] Adeline Latimier Ionoff, Lire le nom propre dans le roman médiéval : onomastique et poétique dans le roman arthurien tardif en vers, Thèse, Rennes 2, 2016.
[x] Yves Bonnefoy, L’Inachevable : entretiens sur la poésie, 1990-2010, Paris, Albin Michel, 2010, p. 372-373.
[xi] Voir F. Rigolot, Poétique et onomastique, op. cit. Cf. Michel Deguy, Tombeau de Du Bellay, Gallimard, 1973.
[xii] Voir Estelle Piolet-Ferrux, “Capter les ‘‘fragments d’énigme’’: élans et ruptures dans la dynamique poétique de Poèmes bleus et Une vie ordinaire », French Forum, vol. 42, n°1, printemps 2017, p. 47-62
[xiii] « Baudelaire contre Rubens », I, « La 1ère strophe des Phares », dans Le Nuage rouge : essai sur la poétique, Mercure de France, 1977.
[xiv] « D’un nom l’autre », Nouvelle revue d’onomastique, vol. 29, n°1, 1997, p. 3-18.
[xv] Michel Bréal, Essai de sémantique, Hachette, 1897, p. 182.
[xvi] Pour les noms de lieux, voir Marie-Anne Paveau, « Le toponyme, désignateur souple et organisateur mémoriel : l’exemple du nom de bataille », Mots : les langages du politique, n°86, 2008, p. 23-35.
[xvii] Faut-il comprendre la poésie ?, Klincksieck, 2004. Sur Rimbaud, voir aussi Luc Bonenfant, « Nom propre, poésie et généricité : Bertrand, Rimbaud, Verhaeren », French Studies, vol. 60, n°4, oct. 2006, p. 453-465.
[xviii] « Si l’on classait les noms par la quantité d’idées qu’ils éveillent, les noms propres devraient être en tête, car ils sont les plus significatifs de tous, étant les plus individuels » (M. Bréal, Essai de sémantique, op. cit., p. 182).
[xix] F. Rigolot, Poétique et onomastique, op. cit., p.114.
[xx]Jacques Derrida, Signéponge [1988], Seuil, 2013.
RESPONSABLE :Jérôme Hennebert
URL DE RÉFÉRENCEhttps://www.univ-lille3.fr/