Saturday, November 26, 2016

Pour une théorie de la nomination en toponymie politique

http://neotopo.hypotheses.org/692




Frédéric Giraut (Université de Genève) ; 
                                             Myriam Houssay-Holzschulch (Université de Grenoble-Alpes)
Frédéric  Giraut                                               Myriam Houssay-Holzschuch                                            
A paraître sous le titre Au-delà du toponyme, la dimension politique dela territorialisation par la nomination in : 2017, Actes du Colloque : « Au delà du Toponyme. Approche interdisciplinaire de la territorialité. Egypte et Méditerranée anciennes » (27-28 octobre 2015), Pasquali S. & Gonzalez J. (eds.), Montpellier.
Nous entendons ici proposer une grille de lecture en toponymie politique qui permette d’appréhender les principales figures et les principales techniques de nomination des lieux selon des situations géopolitiques génériques. Cela autorise une interprétation politique des principes de la territorialisation par la toponymie qui va au delà des contextes culturels et historiques. Le test ultime de la démarche étant peut être son application à l’histoire antique à partir de sources bien différentes des traces laissées dans le paysage toponymique contemporain ou des débats observables et documentés au sujet de la nomination ou renomination des lieux.
Le toponyme est bien sûr déjà pris au sérieux en tant qu’objet en linguistique (onomastique) avec des problématiques liées à sa composition, sa formation et son altération. Son étude relève également de l’archéologie spatiale et culturelle. Via l’étymologie, il est alors un indicateur, notamment en histoire antique et médiévale, de l’histoire du peuplement, de la mise en valeur ou des modes d’exploitation du milieu; et des registres de la commémoration et de la célébration. En géographie politique et culturelle, il est souvent utilisé à titre d’illustration d’enjeux mais reste au mieux révélateur et au pire anecdotique, ou son étude se fait sans cadre théorique (Guillorel 2012 ; Kadmon 2000 ; Monmonier 2006).
Un courant de toponymie critique ou politique ouvre de nouveaux chantiers en proposant notamment de s’intéresser à la toponymie niée des groupes subalternes et plus généralement aux processus d’imposition et de négation toponymique, ainsi que de promotion politique ou marchande via la toponymie. Pour cela, elle propose des cadres théoriques tels que ceux de la gouvernermentalité ou de la sémiotique politique (Alderman 2008 ; Berg & Vuolteenaho 2011 ; Rose-Redwood, Alderman & Azryahu 2010). C’est dans ce courant que nous nous inscrivons (Giraut & Houssay-Holzschuch 2008a & b) et proposons à ce titre une grille de lecture originale à ambition théorique (Giraut & Houssay-Holzschuch 2016). Celle-ci s’appuie sur une expérience de compilation et d’étude de nombreuses monographies de toponymies politiques prenant en compte des périodes plus ou moins longues et se situant à des échelles et dans des contextes très différents sur tous les continents. Le travail sur la longue durée au sujet des nominations officielles, communautaires et conflictuelles en Afrique du Sud a également constitué un terrain fécond pour la théorisation (Giraut & Houssay-Holzschuch 2008c).
Tout d’abord nous proposons d’appréhender non pas seulement le toponyme pour lui même, mais de le situer systématiquement dans le processus de nomination qui devient également l’objet de la recherche. Autrement dit, ce n’est pas tant le toponyme mais la nomination du lieu qui doit être interprétée en termes politiques.
Ensuite nous parlons de dispositif pour appréhender à la fois les contextes géopolitiques, les techniques et buts de la nomination, et les types de lieux qui peuvent être investis différemment selon leur statut. C’est en effet dans l‘appareil conceptuel foucaldien que l’on trouve le concept de dispositif qui nous parait fécond pour prendre tout à la fois les toponymes comme objets, la nomination comme processus et le paysage toponymique (constitué des noms tels qu’ils se déploient dans l’espace ou dans la cartographie ainsi que de leurs référentiels) comme ensemble ou comme champ de gouvernementalité.
En ce qui concerne les contextes, nous en identifions quatre génériques qui résument les grands types de situations historiques et géopolitiques de nomination ou renomination massive : Il s’agit des contextes de Conquête (impériale, coloniale, pionnière, expansionniste …), de Révolution au sens de changement radical d’ordre politique et de référentiel associé, d’Emergence au sens de mise en place ou d’affirmation de nouvelles localités (settlements) ou de nouveaux cadres territoriaux d’exercice du pouvoir politique (territoires), qu’il s’agisse de cités, de nouveaux états ou gouvernements locaux ou encore à une autre échelle de quartiers, de lotissements ou de stations … Enfin le contexte de Marchandisation confère au nom une valeur marchande qui peut être négociée et faire l’objet de cession.
grille
Grille de lecture du dispositif de toponymie politique selon les types de contextes géopolitiques, les technologies toponymiques et les lieux. (Sce Giraut et Houssay-Holzschulch 2016)
¨Les technologies de nomination (qui associent techniques proprement dites et objectifs) sont ici ramenées à quatre. Nous allons cette fois les évoquer en lien avec avec des contextes génériques. La technologie de l’Effacement, autrement dit de l’Epuration toponymique, vise soit à s’approprier symboliquement des lieux conquis (Conquête) soit à purger le paysage toponymique du référentiel idéologique d’un Ancien régime (Révolution). A l’inverse la technologie de la Fondation toponymique vise à affirmer l’emprise d’un nouveau référentiel dans un contexte de Révolution ou de Conquête voire d’Emergence ou de Marchandisation. La Restauration toponymique consiste en une entreprise politique de restitution de noms ou de référentiel qui ont pu être niés ou effacés, cela peut s’effectuer à la faveur d’un contexte de Conquête ou de Révolution, voire d’Emergence. Enfin la technologie de Promotion toponymique qui est particulièrement liée aux contextes d’Emergence et de Marchandisation peut à la fois recouvrir la cession des droits de nomination à des sponsors pour leur promotion via le nom d’un lieu public ou vanter les mérites d’un lieu ou d’une destination dans une perspective d’attractivité. Le Groenland (Pays vert) fut ainsi nommé par Erik le Rouge pour attirer d’éventuels colons. On pourrait également ajouter la technologie de la toponymie numérique ou de nomination des voies selon des numéros ou des lettres, qui au delà de son aspect pratique très adapté aux contextes d’émergence et de création urbaine (Rose-Redwood 2012) peut être assimilé, dans des contextes ségrégatifs comme celui de l’Afrique du sud de l’apartheid, à un traitement pour espaces sous-investis et marginaux, comme c’était le cas des townships.
On voit avec cet exemple l’importance du lieu, de sa nature et de son statut qui vient, quels que soient les contextes, différencier l’application des technologies. Ainsi les Hauts-lieux seront particulièrement investis pour les entreprises de fondation toponymique, mais les Lieux banals, les petites rues de desserte par exemple, pourront également être porteurs d’une idéologie ou relever de l’imposition d’un référentiel ne serait-ce que par le langage imposé. Enfin, les Territoires ou espaces correspondants à une juridiction plus ou moins formelle pourront tenter de se distinguer par l’affirmation d’une identité propre dans une perspective fondatrice et/ou de promotion.
Bien sur l’ensemble des liens types que nous avons évoqués entre les composantes du dispositif sont au cœur de la proposition théorique, ils sont orchestrés par un jeu d’acteurs qui lui aussi doit être contextualisé. Si pour les périodes modernes et contemporaines dans différents contextes nous avons ramené les acteurs principaux aux sphères de l’Etat (comportant la bureaucratie et le gouvernement local), de la Société civile (comportant les collectifs organisés et les experts sollicités), et du secteur privé. Celui-ci ne se manifeste pas que dans le naming contemporain des arènes sportives, mais fut le principal agent de repérage des voies citadines au Moyen-âge. Mais ces concepts sont tout de même difficilement transposables d’une période historique à une autre et doivent surement être adaptés aux contextes de l’histoire antique pour une utilisation pertinente de la grille de lecture des dispositifs.
La première confrontation de cette proposition théorique aux attentes des spécialistes d’Histoire antique lors du colloque « au delà du Toponyme, approches interdisciplinaires de la territorialité », dont ces actes rendent compte, ont déjà permis d’enrichir la conception même du dispositif en toponymie politique. En effet, une suggestion pertinente peut d’ores et déjà être retenue, celle d’intégrer la variable de l’expression matérielle et trace concrète du toponyme, autrement dit des inscriptions toponymiques visibles (plaque, carte, monument, stèle, fonds GPS, signalétique…). Premier enrichissement d’une rencontre interdisciplinaire féconde qui ouvre des perspectives.
Références :
Alderman, D. 2008. Place, naming, and the interpretation of cultural landscapes. In The Ashgate Research Companion to Heritage and Identity, eds. B. Graham & P. Howard, 195-213. Aldershot: Ashgate Press.
Berg, L. D. & J. Vuolteenaho. (eds.), 2009. Critical Toponymies: The Contested Politics of Place Naming, Ashgate.
Giraut, F. & M. Houssay-Holzschuch. 2008a. Au nom des territoires! Enjeux géographiques de la toponymie. L’Espace géographique, 37,97-105.
Giraut, F. & M. Houssay-Holzschuch. 2008b. Néotoponymie : formes et enjeux de la dénomination des territoires émergents. L’Espace politique, 5-12.
Giraut, F., S. Guyot & M. Houssay-Holzschuch. 2008c. Enjeux de mots: les changements toponymiques sud-africains. L’Espace géographique, 37, 131-150.
Guillorel, H. 2012. Onomastique, marqueurs identitaires et plurilinguisme. Les enjeux politiques de la toponymie et de l’anthroponymie (Onomastics, Identity, Language Diversity and Political Issues). Droit et Culture, 11-50.
Kadmon, N. 2000. Toponymy : the lore, laws, and language of geographical names. Vantage Press.
Monmonier, M. S. 2006. From Squaw Tit to Whorehouse Meadow : how maps name, claim, and inflame. Chicago: University of Chicago Press.
Rose-Redwood, R., D. Alderman & M. Azaryahu. 2010. Geographies of toponymic inscription: new directions in critical place-name studies. Progress in Human Geography, 34, 453-470.
Rose-Redwood, R. 2012. With numbers in place: Security, territory, and the production of calculable space. Annals of the Association of American Geographers102(2), 295-319.

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